Une visite capitale

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Dans L’Apocalypse de Roger, mon protagoniste Roger Vécisse est déporté durant les années 2140 à la Forêt de Hêtres (discrète allusion à Buchenwald, un nom que les plus germanisants d’entre vous auront facilement traduit). Ce camp se trouve à Hybo Błędów, bourgade polonaise située aux frontières les plus orientales et désertiques de la Grande-Europe. Dans cet endroit, tous les jours, les détenus obéissent à un rituel immuable : lever à l’aurore, appel, comptage, évacuation des mourants et départ pour la mine d’où l’on extrait l’alcacite, une épice dont la côte en bourse est faramineuse pour le plus grand profit des autorités. Les journées brûlantes succèdent aux ténèbres glaciales. L’amplitude thermique fracasse le corps et l’esprit. Pour survivre dans cet environnement dantesque, il faut se simplifier. Se réduire à l’état quasi inorganique. Muter en caillasse, pourquoi pas ? Les prisonniers subissent quotidiennement un programme de rééducation politique (les autorités parlent de resocialisation) et certains, pour améliorer l’ordinaire, sont volontaires pour des expériences médicales.

J’évoquerai dans un prochain article les raisons pour lesquelles Roger a été interné à la Forêt de Hêtres. Aujourd’hui, j’aimerais mettre en évidence certaines similitudes entre ce camp purement fictif et un autre camp, bien réel celui-ci : le KL-Natzweiler.

Au cours des années 2000, lors d’un voyage d’agrément en Alsace et par une belle journée d’été, j’ai l’occasion de visiter le KL-Natzweiler. J’y apprends que ce camp de concentration est ouvert par les nazis au lieu-dit le Struthof, le 1er mai 1941. Pourquoi ? Parce qu’ils veulent extraire de la montagne un granite rose très renommé et convoité par les maîtres du IIIe Reich, en vue de l’édification de monuments colossaux et de palais gigantesques à la gloire du grand Reich millénaire. Une société berlinoise, la Deutsche Erde und Steinwerke (DEST) a vite fait de s’approprier l’emplacement de la carrière, du camp et de ses environs. La DEST était déjà spécialisée dans l’exploitation de carrières du même type, situées en Allemagne, puis en territoire conquis. (Témoignage de Roger Linet, syndicaliste, député dans les années 50 et déporté durant la guerre dans ce camp en tant que résistant communiste français sous le matricule 4487.)

Donc un camp de travail, mais pas seulement.

Au KL-Natzweiler, plusieurs séries d’expériences « médicales » furent menées dans le cadre des travaux de la Reichsuniversität, l’université du Reich à Strasbourg et de l’administration SS de recherche et d’enseignement sur l’Ahnenerbe (Héritage ancestral), créée en 1935 et rattachée à l’état-major de Himmler à Berlin. Les principaux auteurs et coupables de ces expérimentations étaient : August Hirt, professeur d’anatomie de renommée internationale ; Otto Bickenbach, professeur de médecine, spécialiste des gaz de combat ; Eugen Haagen, virologiste, découvreur d’un vaccin contre le typhus qui lui valut d’être inscrit sur la liste des candidats au prix Nobel de médecine en 1936. Hirt procéda à des expériences sur l’ypérite (gaz moutarde) et projeta de constituer une collection de squelettes à partir des corps des 86 Juifs déportés d’Auschwitz. Bickenbach mena des expérimentations sur le gaz phosgène. Haagen poursuivit ses travaux sur les effets du typhus. (Source : Mémoire des déportations au Struthof)

Inutile de dire que cette visite m’a profondément bouleversé. Remontant le long de cette espèce de cercle de l’enfer, je marchais le souffle court, l’âme grise, les idées noires, le corps embrouillé de fatigue et d’abattement. Des bouts de phrases me traversaient l’esprit, comme un courant d’air, un genre de vent mauvais m’égratignant les neurones. Les coucher sur le papier aurait-il le pouvoir de cautériser certaines plaies, réparer quelques blessures ? Comment traduire les sentiments qui m’habitent à ce moment-là ? Que faire de tout cela ? Qui suis-je moi, au fond, pour parler de ces choses ? Je ne me prétends pas historien, alors quel serait le poids de mes mots ? Aucun, à part peut-être le poids du témoignage d’un visiteur parmi tant d’autres, visiteur qui a vu de ses yeux le bois sacré des baraquements, la chambre à gaz, le crématoire, la table de dissection ; qui a touché les murs crasseux et qui a entendu le silence fracassant des pierres.

C’est ainsi que plusieurs semaines après cette « révélation », refusant d’oblitérer ces souvenirs de ma mémoire, je décidais de témoigner à ma façon par le biais de l’écrit. Ce fut la raison majeure pour laquelle je réécrivis sous la forme d’un roman ma nouvelle Changement de règles.

« Un soleil jaune sale se leva enfin, éclairant la Forêt de Hêtres d’une lumière rasante, découpant les corps alignés, projetant leurs ombres décharnées sur les bâtiments et révélant, au milieu de la cour, une potence dressée. Une construction minable faite de bastings assemblés en deux poteaux verticaux sur lesquels était clouée une poutre horizontale. Elle “culminait” à deux mètres cinquante, ce qui permettait de crever au ras des pâquerettes, s’il y en avait eu. »

Extrait de L’Apocalypse de Roger

La réalité au Struthof

Un témoignage de Roger Boulanger ancien détenu au camp du Struthof. Film documentaire réalisé en 2006 par Bruno Bailly, édité aux éditions SCEREN (Service Culture Edition Ressources Education Nationale).

L’extrait raconte ce qui s’est passé le jour de Noël 43 à Natzweiler Struthof.


« Romantisme et sadisme faisaient bon ménage dans le monde des SS. »

Un jeune résistant au Struthof

Reportage et témoignage de Jean Léger, ancien résistant déporté au Struthof à 17 ans en 1944. Ce reportage a été réalisé en 2006. Jean Léger est décédé le 22 mars 2015. Ce film lui rend hommage.


« Maintenant on fait des films d’horreur, avant on les vivait. »

Documentation : Le Mémorial Struthof

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