Une histoire d’escarpin

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Une histoire d’escarpin…

— Papa ! Papa ! Y a Kevin qui mange mon pain au chocolat !

Pff… ah, les mômes ! J’m’en doutais que ça allait être un enfer ce voyage.

— Chocolatine, Cynthia ! Le nom c’est chocolatine, ma chérie. Ne te laisse surtout pas faire. Au début, ils commencent tous à nous tirer les cheveux, à voler nos goûters et si tu ne dis rien, ils s’enhardissent, soulèvent nos jupes et…

La belle-doche, maintenant. Purée ! six cents bornes pour arriver sur la Côte d’Azur à cent vingt de moyenne, ça va être long. Mais pourquoi j’ai accepté cette destination, moi ? Bon, c’est pas le tout, je dois intervenir tout de suite et ramener le troupeau sur le bon chemin, sinon ça va empirer.

— Kevin, arrête ! Je te préviens, si tu continues à embêter ta sœur, papa va faire la grosse voix et tu vas pleurer. Quant à toi, Cynthia…

— Mais enfin, mon amour, calme-toi. Admire le paysage, écoute de la musique, mâche un chewing-gum, mais cesse de crier sur Kevinou. Il n’a que sept ans, le pauvre petit, et il a faim.

Sandy, ma femme, accourt généralement à la rescousse de son Kevinou adoré. Le pauvre gosse… tu parles ! Un mètre soixante, soixante-seize kilos à sept ans. Le fiston, il avale une baguette entière pour son p’tit déj. Dès qu’il voit des sucreries, ça le rend dingue, le sumo. J’vais l’mettre au régime, moi. À la rentrée je recadre son alimentation. Quand bien même, est-ce que cela servira à quelque chose ? Dès que je fais une remarque, elle ne peut pas s’empêcher de botter en touche. Elle sape mon autorité. De toutes les façons, je ne suis plus rien à la maison. Au début, j’étais le prince charmant et aujourd’hui, en fait depuis qu’on a eu les gamins, je suis la dernière roue du carrosse. Heureusement il y a Chrystel de la compta, la fille en rouge…

— Tu sais bien, poursuit-elle, qu’ils sont sous-pression à l’école.

Et leur prénom, encore une idée de mon épouse avec ses séries américaines à l’eau de rose. Vu son prénom à elle, je me dis qu’elle a été influencée par sa mère. Appeler sa fille Sandy à cause de cette série japonisante Sandy Jonquille, c’est presque risible. Seulement avec Kevin et Cynthia, j’ai pas eu mon mot à dire. Moi j’ai eu un peu plus de chance, c’est juste Jean-Pierre, sobre et chic à la fois.

— Leurs camarades se fichent tout le temps d’eux et…

— Avec un nom pareil, c’est dur pour tout le monde, non ? Toi aussi tu dois en souffrir, Sandy, renchérit ma « chère et tendre » belle-mère. Vous ne deviez pas entamer une procédure de changement de nom, Jean-Pierre ?

Marre ! On a fait que cent kilomètres et j’en ai déjà marre de la route.

— Belle-maman, on ne va pas revenir là-dessus. Ce n’est pas le moment.

— C’est jamais le moment avec toi ! Maman a raison, tu crois que c’est facile pour nous ?

Se donner une contenance, ça me permettra de réfléchir. J’attrape le paquet de chewing-gum dans la boîte à gants, en prenant garde de ne pas lâcher le volant, me sert une dragée mentholée, laisse passer une minute, histoire de faire baisser la pression, puis : 

— Ma biche, on en a déjà causé. Mon grand-père était un Connard, mon père était un Connard et…

— Et vous-même êtes né Connard et désirez le rester, m’assomme mamie. Jean-Pierre Connard, vous trouvez que ça sonne bien ? Et vos enfants, vous pensez qu’ils le vivent comment à l’école ? Cynthia et Kevin Connard, ce n’est pas une croix trop lourde à porter ? Tous les jours, ils sont crucifiés sur l’autel de votre aveuglement.

Merde, la religion ! J’avais oublié cet aspect-là de « jolie-maman ». Vite ! une pensée positive : Chrystel et sa plastique féline. Rhohhh… quand je pense que la semaine passée, on s’est envoyé en l’air dans la voiture. J’ai bien fait de l’acheter ce SUV, on a vraiment de la place pour… un cinq à sept crapuleux. Fini les hôtels sordides, les lunettes noires et les noms d’emprunt. Avec mon blaze, c’est trop simple de me repérer. Ah, papa, pourquoi t’as pas fait les démarches ? Remarque, j’me demande si c’est pas ce qui a attiré Chrystel. Elle a tellement ri lorsque je me suis présenté. Un chef de service qui se nomme Connard, c’est si original. « Mon p’tit Connard », qu’elle me susurre à l’oreille dans l’intimité. Ah, Chrystel !…

— Jean-Pierre, que vous ne vouliez pas répondre à votre belle-mère, c’est votre choix, mais au moins, concentrez-vous sur votre conduite.

— Ma conduite ? Mais qu’est-ce que j’ai fait de mal ? je lui glisse perfidement.

— Je parle de votre façon de conduire. Pourquoi ralentissez-vous ? Vous êtes à cent sur la voie de gauche, c’est très dangereux !

À ce moment précis, je suis tiraillé entre deux attitudes. La vraie fausse colère, histoire de montrer qui c’est l’patron ! Mais je constate que les petits se sont endormis, le lever à quatre heures du mat » leur a été fatal, alors je décide de la jouer cool. Le silence est d’or. J’opte pour la seconde solution : j’affiche un large sourire à belle-maman et, après avoir vérifié les angles morts puis mis mon clignotant, je me rabats sur la voie de droite.

C’est là que je le vois. Une espèce de truc noir à lanières placé sous la pédale d’accélérateur. Merde, c’est un escarpin ! Une chaussure à Chrystel, sûrement. Elle devait être sous le siège et est venue se coincer sous le champignon. La voilà la cause de mon problème. Comment vais-je faire pour me débarrasser de cette preuve à charge ? « Pas de trace de notre récréation », je lui disais. Si ça se trouve, elle a aussi oublié sa petite culotte ! Répliquer quelque chose, tout de suite.

— Voilà, belle-maman, vos désirs sont des ordres ! Je me suis rabattu en toute sécurité. Quant à la vitesse, c’est parce que… euh, je suis en rodage.

J’espère qu’elle va avaler cette salade et qu’elle va dormir. Si tout le monde pionçait, je pourrais me garer facilement sur une aire de repos et jeter cette satanée pièce à conviction.

Ha ! je continue de ralentir. Purée de maudite pompe ! Si je me sors de cette situation, je donnerai cinquante euros pour les bonnes œuvres de la paroisse. Terminé les après-midi récréatifs dans la BMW. Retour aux hôtels miteux et aux lunettes de soleil portées en plein hiver.

Soixante-quinze à l’heure, de pire en pire ! Et Sandy qui ne dort pas. Que dire pour justifier un arrêt ? Arrêt pipi pour tous ? Ça vous dirait de grignoter un truc ?

PIN-PON-PIN-PON !

Le deux-tons réveille les enfants qui commencent à chouiner. Belle-maman couine comme une gamine qui cauchemarde en entendant la sirène d’un train fantôme. Affolée, ma Sandy me dévisage comme si elle matait Jacques Mesrine en personne. Un motard de la gendarmerie nationale me fait signe. Le gars roule à ma gauche un instant et m’indique pas gestes que je dois le suivre.

— Oui, oui, je vous suis ! j’articule péniblement.

Clignotant à droite et je me gare derrière lui, cinq cents mètres plus loin sur l’aire Sans-Souci. Comme si j’en avais pas de soucis ! Je remarque un fourgon garé avec deux types en uniforme bleu horizon : le comité d’accueil, certainement. À l’intérieur, un quidam est en train de souffler dans le ballon. À sa mine défaite, je suis sûr qu’il va écoper d’un retrait de permis. Terminé les vacances au soleil et retour à la case départ, en train, en car ou en stop… Par chance, je n’ai rien bu et pas fait d’excès de vitesse. C’est un contrôle de routine.

TOC ! TOC !

Le motard frappe au carreau et me salue :

— Bonjour, monsieur, gendarmerie nationale. J’aimerais voir les papiers du véhicule : permis de conduire, carte grise, assurance.

Le gars a un regard sévère, le genre père Fouettard en pire. Je bafouille :

— Oui… bonjour, monsieur, je vais vous les donner. J’ai commis une infraction ?

Le représentant de l’autorité m’arrache presque les documents des mains avant de répondre :

— Vous avez commis un délit d’excès de lenteur, monsieur. Vous êtes passible d’une amende prévue pour les contraventions de deuxième classe. Attendez dans votre voiture, je viendrai vous chercher, dit-il en me montrant leur fourgon.

C’est à ce moment-là que ma femme a craqué :

— Je m’en doutais…

Houla ! saurait-elle pour Chrystel ? Ne pas paniquer, ne pas avouer. Mentir, toujours mentir.

— … nous aurions dû prendre le TGV. Pourquoi tu roules comme ça ? Tu as peur de ton auto ? Tu ne la maîtrises pas encore parfaitement ? Ah ! j’aurais dû écouter ma mère.

Pendant qu’elle me sermonne, que les gosses pleurent de plus en plus et que ma belle-mère me glace la nuque avec ses reproches fielleux, je pousse la chaussure responsable de mes emmerdes avec mon pied droit. Jusqu’à présent ils ne l’ont pas remarquée. L’objectif est de la ramener vers mon pied gauche pour que celui-ci la cache aux yeux de tous. Je fais du 46, cela ne devrait pas poser de problème. Pendant la manœuvre je fais ma mine déconfite, la tête du mioche qui s’est fait chopper le bras complet dans le pot de Nutella. J’espère que mon air contrit détournera Cynthia de mes manigances. Je tente le regard lointain, celui qui contemple la ligne bleue des Vosges, et jette un œil vers la camionnette des Schtroumpfs. Le précédent « coupable » est parti et j’avise les deux compères, le gradé et l’homme de troupe, qui regardent alternativement mes papiers et ma voiture en s’esclaffant. C’est la première fois qu’ils contrôlent un monsieur Connard. Décidément, la belle-doche a raison, dès la rentrée je m’occupe des formalités pour changer ce patronyme de la honte. Désolé, papa.

Le sous-fifre assermenté revient vers moi. Je descends ma vitre. Je constate qu’il fait un effort pour se contrôler et ne pas me rire au visage. Cependant, il a du mal à calmer un tressautement nerveux des épaules. Il respire un grand coup, puis :

— Ça ira pour cette fois, monsieur Co, monsieur… Il faut circuler plus vite sur cet axe. Attention toutefois à ne pas dépasser la vitesse autorisée.

Il me salue, me rend mes papiers et fait un sourire, que je qualifierais de complice, à toute la famille. Je peux quasiment entendre ses pensées : « La pauvre dame, les pauvres petits, ça ne doit pas être facile tous les jours pour eux. »

— Bonnes vacances, messieurs-dames, et bonne route, claironne-t-il d’excellente humeur.

Tu m’étonnes ! Je lui ai fait sa journée, il pourra en raconter des choses à bobonne ce soir. Tout compte fait, ce contrôle inopiné va me permettre de me débarrasser de ce traître d’escarpin et ça, c’est plutôt cool. Mais il faut la jouer fine :

— Je vous propose de boire un café, ça vous tente ?

Je n’attends pas de réponse et rejoins immédiatement le parking de la station située à une centaine de mètres. La marmaille, accompagnée de leur mère et grand-mère respectives, s’éloigne vers la zone des machines à café. Je suis certain que Kevinou va manger un pain au chocolat et des gâteaux. Cynthia va vouloir faire pipi. Quant à Sandy et mamie, elles vont me tailler un costard sur mesure. Je les connais comme si je les avais faites ces deux-là. Curieusement, belle-maman trottine en nu-pieds. Bizarre, je ne les avais pas remarqués au départ. Il ne reste plus qu’à « cueillir » le coupable et m’en débarrasser à la poubelle. Pff… je boirais volontiers un petit café moi aussi.

La suite du voyage se passe sans embrouilles. Les enfants s’occupent gentiment sans me hurler dans les oreilles. Sandy admire le paysage et les belles maisons dès que l’on a quitté l’autoroute. Mamie, qui s’était endormie, semble mue par un sixième sens extraordinaire, en se réveillant devant notre location : un appartement en Airbnb au centre de Saint-Tropez.

— Enfin arrivé, s’exclame ma belle-mère préférée. Je vais enfiler mes escarpins, ce sera plus convenable pour la ville.

Après un instant où elle semble chercher quelque chose dans la voiture, elle sort en clopinant du véhicule. Le pied gauche est chaussé, le pied droit est nu.

— Je ne comprends pas, s’exclame-t-elle, je ne retrouve plus ma chaussure !

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