Texte très librement inspiré des pièces de Molière : Les fourberies de Scapin et L’avare.
Intrigue : Alcinthe Richemont est un bourgeois établi dans la ville de Lorient. Un peu banquier à ses heures, il prête surtout aux nobles de la région car il espère intégrer la haute société. Il projette de marier sa fille Constance au fils, nigaud mais de haut rang, d’un de ses débiteurs : le duc de Kervadec. Pour son plus grand malheur, sa fille est amoureuse d’un beau jeune homme, Yann Guilvinec, courageux, mais sans le sou, particule, titre et renom. Il refuse donc cette union et pense pouvoir faire changer d’opinion sa fille lors du bal organisé chez le duc de Kervadec. Constance, dépitée, manigance une intrigue avec l’aide du valet Gros Benoît. Elle décide de soutirer de l’argent à son père et ainsi s’enfuir pour le Nouveau Monde avec Yann, l’être aimé.
Dernier acte, scène IV
Alcinthe
Gros Benoît
Alcinthe, un homme dans la soixantaine, est dans son bureau occupé à ses affaires. De stature moyenne, il est maigre, voire desséché. Un visage anguleux au nez aquilin, deux yeux verts perçants comme les lames effilées d’une dague. Il présente la mise austère qui lui sied le plus, une veste et un pantalon de taffetas noir. Aujourd’hui une collerette blanche en dentelle de Calais fait comme un socle à son cou décharné. Sa seule excentricité réside en une paire de chausses noires aux boucles argentées. La pièce dans laquelle il travaille est grande, richement décorée, mais sans ostentation. Il est dix heures lorsque Gros Benoît, un de ses valets, demande à le voir. Gros Benoît est petit, rond, sur le haut de son crâne, une calvitie ronge ses cheveux lui donnant un air de bon moine. Son habit est simple, mais propre.
Alcinthe assis, lève les yeux vers l’importun : Qui a-t-il, Gros Benoît ? Pourquoi me déranger de la sorte, n’as-tu donc point quelque besogne pour laquelle je te rémunère grassement ?
Gros Benoît à part : Rémunère, dit-il. Ma foi, cet harpagon a bien de l’humour.
Gros Benoît à Alcinthe : Un grand malheur, Monsieur !
Alcinthe : Parle ! Mon comptoir des Indes a-t-il brûlé ?
Gros Benoît : Plus ! Je le crains.
Alcinthe : Tous mes bateaux ont-ils coulé ?
Gros Benoît : Plus, encore plus.
Alcinthe : Quoi de plus ? La bourse s’est-elle effondrée ? Suis-je ruiné ?
Gros Benoît : Une catastrophe, Monsieur, votre fille…
Alcinthe : Eh bien quoi ma fille ! (Alcinthe se lève et reste planté derrière l’imposant bureau marquant une frontière entre les deux hommes.)
Gros Benoît : Nous étions de sortie au port, je chaperonnai votre fille quand…
Alcinthe de plus en plus énervé : Quand quoi ? Vas-tu parler, foutriquet !
Gros Benoît : On l’a enlevée, Monsieur.
Alcinthe affiche une mine défaite : Mais que diable faisait-elle au port ?
Gros Benoît : Elle y avait vu dans une échoppe quelques colifichets qui seraient du plus bel effet sur votre habit de cérémonie, habit que vous porterez lors du bal organisé par le duc de Kervadec.
Alcinthe à part : Ah ! la brave fille, comme elle aime son père.
Alcinthe à gros Benoît : Et tu crois que je vais gober ce conte-là ? Halte-là, faquin, dans quel gouffre veux-tu me jeter ? Prends garde à toi, je ne suis pas de ceux qui s’en laissent compter.
Gros Benoît : Nenni, mon maître ! Elle a bien été enlevée. Je vous explique l’affaire. Nous étions partis très tôt, au moment du givre, après matines ; afin de ne pas être incommodés par toutes ces diligences qui engorgent les rues de notre bonne ville. Une fois rendus dans le quartier, nous nous dirigions à pied vers la boutique en question, lorsque des sarrasins, une vraie sarabande frénétique, nous attaquèrent et enlevèrent votre fille. Je leur dois la vie uniquement en ma qualité de messager tout désigné. Pour la revoir, ils exigent une rançon, sinon…
Alcinthe devenant rouge de colère, arpente la pièce de jardin à cour et de cour à jardin, les mains dans le dos : La peste soit des boniments et des bonimenteurs !
En s’adressant aux sarrasins et à Gros Benoît, le poing levé : Garde à vous, brigands, au matin je suis tout mordant !
Gros Benoît : Mordez, Monsieur, mais mordez donc ! Tenez, prenez cette main qui toute sa vie vous fut fidèle (il lui tend sa main droite).
Alcinthe : La dérision maintenant ! De mieux en mieux, maraud ! Quelle mauvaise histoire me sers-tu ? À l’heure du gel, Constance, ma bonne fille, était clouée au lit, cruellement affaiblie par une mauvaise fièvre.
Gros Benoît reste calme et flatte Alcinthe en lui donnant du Monseigneur. Il va continuer la discussion sur ce registre : Je vous en conjure, Monseigneur, il faut me croire. La galère va partir cette nuit, affrétée par un Grand Seigneur d’Orient : Le Grand Turc.
Alcinthe à part : le Grand Saigneur avec un « a », oui ! Ah ! Vil coquin…
Alcinthe à Gros Benoît : Le grand TRUC ?
Gros Benoît : Le Grand Turc, vous dis-je ! Aroun Al Rachid, grand commandeur de l’Orient, maître d’un empire vaste comme mille fois le Royaume de France, Lumière des croyants, Grand Mamamouchi, empaleur des impies, conquérant…
Alcinthe : Oui-da, Grand Truc, Turc, Tuc ou Mamamouchi, c’est de la même espèce, de la graine de potence ! Quelle somme exige cet écornifleur de profession ? Combien de pistoles dois-je débourser pour chérir à nouveau Constance, la lumière de ma vie ?
Gros Benoît : Cent mille pistoles, Messire. Pas moins, sinon elle intégrera le harem de Aroun Al Rachid.
Alcinthe : Quoi, cinquante mille pistoles ! Mais ces gens-là sont des assassins ! Ne savent-ils pas que je suis ruiné ? Mes bourses sont vides, seuls quelques cactus y subsistent ! Disons vingt milles.
Gros Benoît calme, mais se faisant pressant : Ils ont exigé la somme de cent mille pistoles et ne veulent aucunement négocier. Le harem, ont-ils menacé.
Alcinthe dubitatif :Pourtant ces personnes-là négocient sans cesse. Ils marchandent bien une livre de sucre ou de beurre, alors pourquoi pas ma fille ? Sacré nom de Dieu !
Gros Benoît élève la voix, en se signant : Blasphème, mon Prince ! Il s’agit de votre fille, point d’une livre de carottes ou d’un excédentde malles ! Marchanderiez-vous votre fille tel un négrier ?
Alcinthe se calmant : Au diable le harem du Turc ! Va pour cinquante mille. (Il se dirige vers son coffre.) Quel gage me donnes-tu en contrepartie ? De la sorte, je serais assuré que tu portes bien la somme. Ton cheval pie et toute sa descendance feraient l’affaire. Et aussi une hypothèque sur ton bien. En cas de harem, je te rassure.
Gros Benoît à part : Cet homme est sourd, avare, profiteur ou les trois à la fois ! Patience, il sera bientôt dupe !
Gros Benoît à Alcinthe : Non, mon bon Prince, c’est cent mille. Je loue mon logis. Quant à mon cheval, vous feriez une mauvaise affaire. Au trot, il marche de guingois et au galop, c’est tout comme s’il se déplaçait sur une mare gelée.
Alcinthe : Bon, bon, soit ! Pas de gage ; mais c’est une potion bien amère, que vous m’administrez ! Je « tournebrocherais » bien ce Grand Empaleur après l’avoir pimenté, ensuite un bon fromage et des pâtisseries ! Je m’en pourlèche déjà les babines, quant à toi…
Gros Benoît de plus en plus dans la fourberie : Je ne suis que le messager, Noble Seigneur.
Alcinthe à part : Pour moi c’est du pareil au même, ces deux bandits-là sont à mettre dans le même sac ! Et le sac… à l’eau ! Ah qu’allait-elle faire dans cette galère ! (Il prend la bourse dans le coffre.)
Alcinthe à Gros benoît : Si fait, voilà les cent mille (il tend la bourse, mais ne la lâche pas), porte-les céans. Sois diligent, je te prie ! Il en va de la vie de ma bonne Constance.
Gros Benoît à part : Je finirai bien par l’endormir ce sauvage-là. Le pays des songes, sinon rien.
Gros Benoît à Alcinthe : La bourse, Votre Seigneurie, lâchez cette bourse, vous dis-je, pensez à votre enfant, la chair…
Alcinthe : de ma chair ! Ça, je l’entends bien ! Quoi ? La bourse ? Ne te l’ai-je point donnée ? (Il la tient toujours en main.)
Gros Benoît à part : J’ai comme un mauvais ressenti. Ce diable d’homme assoiffé d’or résonne comme une cloche.
Gros Benoît à Alcinthe : Nenni, Messire, elle se trouve toujours dans votre main gauche.
Alcinthe à part : Maudite galère ! Que ça me coûte. J’enrage !
Alcinthe à gros Benoît : Ah, ma fille ! Tu me fends le cœur et me brises… (Il donne enfin la bourse.)
Gros Benoît à part : La bourse, il se fait briser la bourse, point le cœur ! Il ne suffit pas de porter épaulettes et boutons dorés pour être un gentilhomme, coquin de bourgeois !
Gros Benoît à Alcinthe : Cent mille mercis, Monseigneur. J’y vais, j’y cours, j’y vole (à part, en faisant le geste de dérober la bourse : j’y vole !) et séance tenante je vous ramène le fruit de votre amour.
Il sort et va rejoindre les amants au port.
Alcinthe resté seul se rassoit : Maudite galère et maudite fille ! Après tout ce que j’ai fait pour elle. Dès son retour, je la reprends en main : soit elle se marie prochainement avec le fils du Duc de Kervadec, fat, laid mais noble, soit elle entre dans les ordres et Dieu elle épousera en premières noces ! Et maintenant, songeons à nous refaire une fortune… (Il réfléchit) À cause d’elle, je vais devoir augmenter le taux de mon usure sur les petites gens. Brave populace ! C’est elle qui me permet de prêter aux nobles à taux avantageux, un jour je serai des leurs, quoi qu’il en coûte aux vermisseaux ! Quant à Gros Benoît, je lui réserve un tour à ma façon et… mais calmons-nous. La vengeance est un plat qui se déguste tiède, voire froid.
Dernier acte, scène V
Gros Benoît
Constance
Yann
Gros Benoît arrivé au port se tient devant la goélette Le Val de Grâce. À bord, des marins s’activent à la manœuvre pendant que d’autres chargent le bateau en victuailles et diverses marchandises. Le départ semble imminent. Constance et Yann sont là.
Yann est grand, les cheveux auburn, le visage piqueté de taches de rousseur. Ses yeux bleus appellent l’océan. Constance est méconnaissable, habillée en homme pour passer inaperçue, son visage est sans fard. Seuls ses traits gracieux, fins et harmonieux, rappellent toute sa féminité.
Gros Benoît : Voilà, tout est arrangé.
Constance : Brave Gros Benoît, rien n’aurait pu se réaliser sans toi. Mon père va sûrement te congédier quand il saura le fin mot de l’histoire, mais je ne veux pas te laisser dans l’embarras. (Elle ouvre la bourse et donne dix mille pistoles à Gros Benoît.)
Gros Benoît : Mademoiselle Constance, point d’argent pour moi ! Je n’ai fait qu’écouter mon cœur. Je suis peut-être rustre, mais je n’en suis pas moins un père qui aime et qui a eu la chance de recevoir une certaine éducation, malgré sa maigre condition. Mon ancien maître était un saint homme, béni soit-il.
Constance : Raison de plus, mon bon ami, prends cet argent, chéris ton épouse et tes enfants. (Elle l’embrasse sur les joues, ce qui est un grand signe d’affection.) Tu n’es pas un rustre Gros Benoît, mais un véritable gentilhomme.
Yann : Merci, Monsieur, grâce à vous nous allons vivre heureux et enfin pouvoir réaliser cet hymen qui nous réunit si tendrement. (Il lui tient les deux mains dans les siennes.)
Enfin, les deux amants embarquent sur la goélette qui appareille. Ils voguent, unis, vers leur nouvelle terre promise.
Gros Benoît regarde le bateau s’éloigner en agitant un mouchoir : Voilà enfin les tourtereaux partis du nid, je suis heureux d’un tel aboutissement. Il ne me reste qu’à m’éclipser de cette histoire et partir vers d’autres contrées. Je me demande ce que mon maître va le plus regretter : la perte de sa fille ou de ses cent mille pistoles ? (Il regarde le public en faisant un clin d’œil complice.) Bah… c’est sans importance ; ce qui compte le plus à présent, c’est qu’enfin l’amour triomphe sur le lucre !
Il s’en va souriant, et en faisant tinter les pièces dans ses poches.
