Chapitre 2
Révélation
Mon père prit peur.
— Ça va, papa ? Tu as une douleur ? Ton cœur ?
— Mon cœur va, à peu près, répondit-il entre deux sanglots. Je suis troublé. (Il se détourna un instant en écarquillant les yeux, comme s’il apercevait un revenant.) Troublé par l’histoire de Paul. J’ai vécu quelque chose de semblable, il y a tellement d’années.
Papy qui se livrait, il devait être retourné. Je mendiai presque ses confidences.
— Raconte-nous, tu as connu le malheur ? L’adversité ?
— Je n’ai jamais voulu vous ennuyer avec mon passé d’ancien combattant ! Mais puisque tu y tiens.
— On y tient tous ! ajouta Rosa.
— Soit. Quand la France a été vaincue et signait l’armistice le 22 juin 1940, j’ai pris ma décision. Je ne me reconnaissais plus dans les valeurs de mon pays, alors je me suis débrouillé pour partir en Grande-Bretagne. À mon arrivée chez les Rosbifs, je me suis présenté aux autorités. Heureusement pour moi, Churchill avait refusé les propositions de paix d’Hitler. Je fus incorporé dans la 8e French Troop et j’appartenais désormais au corps des cent soixante-dix-sept fusiliers marins français du commando Kieffer.
Il stoppa son récit. Essoufflé, il semblait parti à la recherche d’éléments enfouis dans sa mémoire. Nous n’osions pas l’interrompre. Au bout de quelques secondes, il reprit le fil de sa pensée.
— J’en ai bavé des ronds de chapeau pendant l’entraînement. Tu penses ! Nous « faisions mumuse » avec les bérets verts au château d’Achnacarry en Écosse. Mais comme disait ma grand-mère : « Quand on a la foi, on surmonte l’adversité ! »
J’allais en avoir besoin, car les épreuves se profilaient devant moi. En 1944, le 6 juin, je revins finalement sur la terre qui allait redevenir ma patrie. Nous les soldats de la France libre, les fusiliers du bataillon Kieffer, nous débarquions les premiers avec lui, sur la plage de… de… Je ne m’en souviens plus ! Ah si, la plage Sword à Colleville-Montgomery. Je me rappelle de cette satanée pièce d’artillerie de 50 mm qui nous a causé tant de pertes, et qu’on a réussi à faire sauter !
Ensuite, on a taillé la route vers le casino de Riva-Bella. Ouistreham si vous préférez. Et croyez-moi, on n’a pas joué au blackjack. Face au bâtiment en ruine, mon camarade, le quartier-maître Jean Lemoigne est touché au front. Il meurt dans mes bras.
Mon père intervint :
— Papa, toutes ces anecdotes sont si horribles à retracer, tu n’es pas obligé de…
— Laisse-moi parler, fils ! L’important c’est pour maintenant.
Pas le moment de s’apitoyer, on s’empare du casino. Puis, l’ordre nous est donné d’établir la jonction avec les troupes aéroportées britanniques sur le pont de Bénouville. Les Boches se sont battus comme des lions. Œil pour œil, dent pour dent ! La bataille a été rude, sanglante, inhumaine. J’avais tout juste vingt ans. J’ai tellement tué ce jour-là que j’ai toujours ces images terrifiantes en tête. Le bruit des explosions, les cris, je vois du sang. Des rivières de sang. Je sens la mort. J’ai mal au ventre comme s’il était grêlé par du shrapnel.
— Ouah ! Papy, c’est hard ton truc ! Je ne savais pas que tu avais enduré tout ça.
— Vrai mon petit, une sacrée boucherie ! Sur la route, on a essuyé une résistance acharnée et, contre toute attente, on est repoussés. On se replie en désordre et c’est à ce moment précis que je perds ma section. J’erre à travers la campagne pour retrouver mes lignes.
— Comme dans On a perdu la septième compagnie, proposa mon père pour détendre l’atmosphère.
— Oh, ce n’était pas du cinéma ! On crevait pour de vrai !
J’ai marché plusieurs heures en progressant à couvert. Le paysage constellé de cratères me faisait penser à la lune. Je n’avais aucun moyen de communication. La faim me taraudait l’estomac, j’ai fini ma ration et mangé de l’herbe. C’est fou ce que l’on avale quand on a la fringale ! Puis, deux détonations ont déchiré le ciel et je suis tombé comme une feuille morte !
— Et vous n’êtes pas mort ? articula ma mère, surprise.
— Je m’étais entraîné en Écosse, mais cela ne faisait pas de moi un fantôme pour autant ! Par la suite, je me suis réveillé sous une tente. La douleur fusait, atroce. Une balle était logée dans ma jambe gauche, une autre dans l’épaule droite. Par chance, aucun organe vital n’avait été touché.
À Vouzy, l’horloge murale s’était arrêtée. Le temps ne comptait plus.
— La personne qui m’a tiré dessus était un grenadier-voltigeur alsacien. Quand il parlait de lui, il disait un « Malgré-Nous ». Il s’appelait Hans Helstropher. Il a visé les jambes pour me blesser, mais c’était pas un bon tireur le gars vu qu’il m’a collé du plomb dans l’épaule en guise de cadeau-surprise !
Puis, il s’est avancé vers moi, m’a pris sur son dos et on s’est dirigé vers son hôpital de campagne. « Pourquoi ne m’a-t-il pas achevé ? » je me demandais.
C’est en captivité que j’ai appris le fin mot de l’histoire.
Français de cœur, il était empli d’amertume à l’égard de l’Allemagne, il exécrait cet uniforme de la Wehrmacht. Mais on ne fait pas toujours ce que l’on veut, n’est-ce pas ? En réalité, il m’avait protégé en me ramenant vers ses lignes. J’étais prisonnier mais vivant !
Du reste, je ne restais pas captif très longtemps, le 1er bataillon arrivait. Sans le savoir, j’avais pratiquement opéré la jonction avec le pont de Bénouville !
Il sécha une dernière larme avant de poursuivre :
— Plusieurs années après, nous nous sommes revus à Kaysersberg lors d’un voyage avec ma Marie, un peu avant son foutu cancer ! Le plus incroyable c’est que Hans est devenu mon meilleur ami. J’aurais jamais cru ça possible, surtout avec un gars qui portait cet uniforme ennemi. Je me suis même mis à l’allemand, vous vous rendez compte ! Tout ça pour vous dire que…
Mon grand-père était bouleversé. Voilà bien mon aïeul, un héros de guerre, mais avant tout un homme simple et sensible.
— Vous dire que ? reprit-il embarrassé.
Maman lui prit la main, elle le dévisageait. Je n’en suis pas certain, mais il me sembla qu’elle lui parlait à voix basse.
— Les voies de la fraternité sont souvent tortueuses et imprévisibles, conclut-il en haussant le ton.
Rosa sourit, satisfaite. Je n’en saisis pas la raison. Je le questionnai à mon tour.
— Cela ressemble beaucoup à ma propre expérience, tu ne crois pas ? La guerre en moins, bien sûr.
Il m’examina curieusement, comme égaré dans ses pensées. Je doutai qu’il m’ait entendu.
Je répétai :
— Cela ressemble beaucoup à ma propre expérience, tu ne crois pas ? La guerre en moins, bien sûr.
Encore la même posture étonnée. Il dodelinait de la tête en moulinant de grands gestes des bras. Je remarquai mes parents qui se comportaient bizarrement. Ma mère battait des cils en cadence. Quant à mon père, il toussait en continu depuis une minute. Une quinte sèche et subite. En fait, depuis que ma mère avait tenu la main de mon grand-père.
Je continuai :
— Que doit-on conclure de ces deux rencontres analogues, papy ?
Il extirpa de sa poche un mouchoir à carreaux rouges, s’essuya le front et sourit. La toux cessa comme par miracle.
— On peut en conclure que c’est dans le malheur qu’on reconnaît ses véritables amis et que, parfois, la vie est plus forte que la mort !
Ce fut sur ces mots que Simon se leva d’un bond et déclara :
— Je propose de clôturer cette belle journée en trinquant à l’amitié et à la vie !
Ainsi, debout et émus, vidant notre verre de champagne en ce lundi 21 mai, nous nous sentions plus solidaires que jamais nous ne l’avions été.